Réchauffement de la Méditerrannée
01 nov. 2005Le Monde, octobre 2002 Article De Pierre Lepidi
Alain Huguet, pêcheur à Galéria depuis plus de 15 ans, est formel : « Il s’agit bien de barracudas. J ‘en vois de plus en plus remontant mes filets et ils sont de plus en plus gros. Il n’est pas rare aujourd’hui d’en prendre de 6 ou 7 kg pour 90 cm environ » Il n’y a pas qu’à Galéria que ces « monstres des mers aux petites dents bien affûtées » tendent à se multiplier. Sur toutes les côtes de Ile de Beauté ainsi qu’en Sardaigne, le constat est le même depuis plusieurs mois. Barracudas, girelle paons, mérous et autres balistes se généralisent en Méditerranée. Venus parfois par le canal de Suez ou le détroit de Gibraltar, ces poissons, que l’on appelle sur tous les quais de pêche « tropicaux », ont progressivement migré vers le nord.. Le réchauffement des eaux de surface de la Méditerranée, estimé entre 0,5 et 1°C en vingt ans, en serait la cause principale. Mais il convient de rester prudent. Si certains d’entre eux sont aujourd’hui présents sur les côtes corses, il ne faut pas pour autant considérer la Méditerranée, même réchauffée, comme une mer tropicale. « Il faudrait pour cela que sa température en surface ne descente pas en dessous de 20°C. Or, à Galéria, en hiver, elle ne dépasse pas 14 °C », explique Charles-François Boudouresque, président du comité scientifique de Scandola, une réserve naturelle située non loin de Galéria. Le terme de tropical qui est souvent utilisé pour désigner les poissons que l’on rencontre actuellement en Corse est donc un abus de langage. Nous n’assistons pas à une tropicalisation de la Méditerranée mais à une méridionalisation. « Sous l’effet du réchauffement de la mer, les différentes espèces auraient étendu leur territoire vers le nord, sur une distance pouvant atteindre 200 km. Les mérous, présents il y a quelques années presque exclusivement au large de la Tunisie, abondent aujourd’hui sur les rivages insulaires. Sous d’autres latitudes, les « poissons lapins » (sigavus), autrefois pêchés de part et d’autre du canal de Suez, se rencontrent désormais au sud de l’Italie ou de la Grèce. En Corse et ailleurs, il est encore trop tôt pour connaître les conséquences liées à l’explosion démographique de ces « nouveaux » poissons. Certains craignent une déstabilisation du milieu marin, un déséquilibre dans les chaînes alimentaires. Les poissons dentis par exemple seraient menacés par l’arrivée massive des barracudas, prédateurs comme eux. « Les risques de disparition existent, affirme Jean-Marie Dominici, détaché à la gestion naturelle de la réserve de Scandola. Si des espèces arrivent à s’implanter, elles parviendront à concurrencer celles qui étaient présentes avant elles. L’essor du barracuda va entraîner des rivalités avec certaines espèces locales et une concurrence très vive va fatalement s’instaurer. A moyen terme, certains types de poissons de roche peuvent être amenés à disparaître. » Des plongées auraient déjà prouvé la raréfaction des oblades, de petits poissons blancs qui constitue l’alimentation de base des dentis. Le réchauffement de la Méditerranée a déjà eu des conséquences sur l’écosystème. En 1999, au large de Marseille, l’augmentation de la température de l’eau, ajoutée à une absence quasi totale de vent durant plusieurs semaines, avait provoqué la mort de milliers d’invertébrés. « Incapables de fuir des eaux devenues presque stagnantes, dont la température avait augmenté de 2 à 3°C jusqu’à 45 m de fonds, gorgones, éponges de mer et autres mollusques avaient succombé » se souvient Thierry Perez, enseignant-chercheur à l’université de la Méditerranée de Marseille. Partout l’activité humaine est considérée comme la principale cause du réchauffement de la Terre et donc de la Méditerranée. Pour certains scientifiques, il serait aussi lié à l’alternance des cycles de température que connaît la planète tous les mille ans environ. « Dans le passé, de tels phénomènes se sont déjà produits, explique C.F Boudouresque, également professeur de biologie marine à l’université de Marseille. Des analyses de sédiments marins ont permis de montrer qu’en l’an mille, après le fort réchauffement qu’avait connu l’hémisphère Nord, des migrations semblables à celles que nous rencontrons aujourd’hui s’étaient produites en Méditerranée. » A Galéria et ailleurs en Corse, les pêcheurs ont dû s’adapter à l’arrivée de ces nouvelles espèces. « Il faut utiliser des filets plus fins, les remonter plus vite afin que les poissons ne s’abîment pas au fond de cette eau devenue plus chaude, explique Alain Huguet. D’un point de vue commercial, les barracudas se vendent assez bien, même s’ils ne sont pas encore trop recherchés. » Aux tables des restaurateurs, en tout cas, le barracuda est loin d’avoir détrôné le denti !